"Cerf", 100 cm/50 cm, huile et techniques mixtes sur toile, 2014
Lucie Tissier est une artiste-peintre de la région de
Grenoble qui réalise des toiles représentant des portraits et des personnages
hybrides au corps humain et aux visages d’animaux. Ces personnages
thérianthropes sont tracés de manière percutante et presque brute, démontrant une grande maîtrise technique. Nus, ces
personnages sont représentés en pied ou accroupis, de manière frontale, sur un fond
abstrait et souvent sombre. D’un aspect hiératique, ils peuvent également
s’animer en silhouettes qui
s’enchevêtrent tout en se détachant du fond, comme des ombres. S’ils peuvent provoquer
un certain malaise quant à la nature humaine, ces hommes bestiaux évoquent aussi
un vaste ensemble d’imaginaires culturels et sacrés. En effet, des figurations
de la grotte des Trois-Frères en Ariège ou encore l'homme à tête d'oiseau de la
grotte de Lascaux, aux dieux égyptiens en passant par le minotaure ou encore
certaines divinités indiennes,
africaines, etc., les personnages présentant simultanément des caractéristiques
humaines et animales sont nombreux et on ne peut s’empêcher faire le lien entre
ces personnages mythologiques et la mythologie personnelle de Lucie Tissier. Ces
hybridations rappellent à l’Homme qu’il a un corps, des instincts et plus
généralement un fonctionnement biologique similaire à ceux d’autres animaux. En
effet les corps de ces chimères ne sont pas embellis ou codifiés, comme dans
les représentations de divinités, mais affichent parfois les traits de la
vieillesse ou de l’embonpoint ; ils renvoient ainsi à des corps réels et
soulignent la crudité de l’être humain
dans son individualité animale. Le spectateur est ainsi dérangé, et mené vers des questionnements sur sa propre identité.
Dans le but d’en apprendre d’avantage sur sa pratique artistique, j’ai
interviewée Lucie Tissier sur son travail.
"Mule", 100 cm/50 cm huile et techniques mixtes sur toile, 2014
"Rhinocéros" 100cm/50 cm, huile et techniques
mixtes sur toile, 2014
Pourriez-vous
brièvement décrire votre parcours artistique?
J’ai grandi dans une famille d’artistes-peintres et de
musiciens et j’ai toujours eu le nez dans les odeurs de térébenthine ou d’huile
de lin. Mon grand-père maternel peignait à l’huile. J’adorais et j’adore
toujours passer des moments avec lui, il maîtrise aussi bien la restauration de
meubles et de tableaux, que l’encadrement, le dessin, ou la peinture et j’ai
passé des jours entiers à l’observer et à apprendre de lui. Ma tante
maternelle, qui est aussi artiste-peintre, m’a également appris l’aquarelle et m’a
aidée à perfectionner ma technique. Chez eux j’ai eu accès à des milliers de
livres, de photos, de peinture, d’anecdotes d’histoire de l’art. J’imagine
qu’ils ont éveillé mon goût pour l’art. J’ai suivi des études artistiques et
suis diplômée de l’école d’art et de design d’Orléans. Après mon diplôme, je me
suis dirigée vers l’enseignement car j’adore transmettre et partager. De plus,
cela me permet de poursuivre mes expériences plastiques avec mes élèves, ce que
je trouve particulièrement enrichissant. Malgré cela, je ne me suis jamais
arrêtée de peindre pour moi-même et, depuis récemment, pour les autres.
"Le fauteuil rouge", 100/80cm, huile sur toile,
2014
"Le minotaure", 100/100 cm, techniques mixtes sur toile, 2014
Pourriez-vous
détailler vos techniques et médiums principaux?
Je travaille essentiellement la peinture. Ma technique
principale est l’acrylique, mais je travaille aussi à l’huile, aux pastels et
actuellement aussi à l’encre. J’aime mélanger les médiums, et je travaille le
monotype.
"Le jazzman",
190/145 cm, acrylique sur papier , 2010
"Le saxophoniste",
190/145 cm, acrylique sur papier, 2010
J'ai pu noter un
intéressant questionnement sur l'identité dans votre travail, notamment des
associations de corps humains et de têtes d'animaux. Que représentent ces
associations à vos yeux ? Que révèlent ces portraits hybrides sur l'identité
humaine selon vous?
L’apparition des traits animaux dans mon travail est très
récente mais très importante pour moi. J’avais depuis longtemps envie
d’exprimer mon intérêt pour la nature, son coté fascinant et magique qui
perdure depuis la nuit des temps. A mes yeux, il y a un coté sacré dans la représentation
de l’homme nu et de l’animal, une référence au chamanisme, aux religions
animistes, aux rituels anciens, et aux mythologies. J’ai toujours été fascinée
par ces récits et ces imageries, je pense que cela transparaît aujourd’hui dans
mon travail. C’est aussi le moyen d’évoquer l’idée de l’essence animale et
primitive de l’homme, un appel à la communion avec la nature et pour cela il
est nécessaire de montrer le corps dans son expression la plus spontanée, sans
artifices esthétiques. La représentation du visage humain ou l’absence de
visage humain est avant tout un moyen de stimuler des questionnements. Il
s’agit d’une recherche sur l’identité, sur ce qui fait l’humain, sur l’altérité
que peut symboliser le visage ou l’animal en question. Tous ces portraits sont
peut être une partie de moi, comme disait oscar Wilde dans le portrait de
Dorian Grey : « Tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait non du
modèle, mais de l’artiste». Néanmoins, j’aime que chacun soit libre de
s’inventer sa propre histoire devant mes toiles, selon son vécu. C’est pourquoi
j’y laisse toujours une part d’inachevé afin de réaliser une peinture qui
permet au spectateur de laisser son imagination spéculer. L’aspect inachevé
revêt un côté énigmatique mais il s’agit également d’une recherche esthétique,
qui me permet de travailler sur le fond et la forme de diverses manières.
"Le saut" , 100/100 cm, acrylique sur toile, 2014
"Memory
of my sister", 200/160 cm, acrylique sur papier
Comment
choisissez-vous les thèmes que vous traitez et les associations d'imaginaires
dans vos travaux? Plus précisément, comment choisissez-vous les animaux dont
vous empruntez les traits et les corps auxquels vous les associez ?
Je me nourris d’images et de musique. La musique
m’inspire énormément, par exemple, j’ai travaillé toute une série sur l’âne et
le bonnet d’âne. Or, ce motif a une résonnance bien particulière dans mon
imaginaire. Lorsque j’étais petite, j’étais complètement terrorisée lorsque
j’écoutais « personnages à longues oreilles » du Carnaval des animaux de
Camille Saint-Saëns et je me suis forgée un univers personnel où les
personnages à longues oreilles avaient un rôle bien précis : celui de faire
peur. Je pense que cette peur d’enfant s’est révélée dans mon travail, même si
aujourd’hui l’anecdote me fait rire. Les autre animaux sont plutôt des animaux sauvages,
qui représentent la nature à l’état brut et ont une dimension presque sacrée. En
ce qui concerne l’assemblage des corps humains avec des têtes animales, je me laisse
guider par mes ressentis, notamment par la posture du corps humain, qui peut
m’évoquer un animal ou un autre.
Série "bonnet d'âne", encre sur papier, format
raisin, 2014
De quel artistes, courants ou thèmes vous inspirez-vous
principalement ?
J’aime la peinture contemporaine, mon premier gros coup de
cœur a été le travail pictural de Yan Pei Ming à Beaubourg. J’y allais sans
cesse juste pour le voir, j’étais subjuguée. Les questionnements sur l’absence
et l’identité de Boltanski ont également eu beaucoup d’impact sur mon
imaginaire. Je puise aussi dans l’histoire de l’art, je m’intéresse aussi bien aux
portraits du Fayoum qu’au graphisme contemporain. Cependant, si je fais appel à
de nombreuses sources, mes préoccupations graphiques restent le corps,
l’humain, la nature.
Série "bonnet d'âne", encre sur papier, format
raisin, 2014
Avez-vous des
projets passés ou futurs que vous souhaitez mentionner dans cet article ?
J’ai participé à
quelques expositions collectives, puis, depuis environ trois ans
maintenant, j’essaye de me lancer seule, je prépare d’ailleurs deux expositions
dans la région de Grenoble : une au mois de mars au Hang’art à Grenoble, et une
en mai à Corenc. Bien entendu cela
n’exclut pas ma participation à des expositions collectives, je souhaite
notamment en monter une courant 2015 avec des artistes grenobloises qui
pratiquent des techniques hétéroclites, tel que le textile ou la sculpture. En
effet je trouve intéressant de confronter différents médiums étant moi-même
intéressée par le volume.
"Carcrash 01",
150/90 cm, techniques mixtes ,2005
"Carcrash 02 ", 150/90 cm, techniques
mixtes, 2005
L’univers pictural de Lucie Tissier pousse au
questionnement et à l’introspection. Les relations entre l’Homme et l’animal
sont au cœur de nombreux débats, écologiques, idéologiques mais aussi
philosophiques. Et les toiles de Lucie
Tissier viennent en troubler les termes et les limites, par leur aspect brouillées,
pas tout à fait matérialisées qui consacre le mystère de la double appartenance
de l’homme, au monde animal et au genre humain. Le travail de Lucie Tissier
mérite toute notre attention et je vous invite à vous rendre sur sa page
facebook et son blog pour le découvrir plus en profondeur.
Il serait vraiment dommage de ne pas suspendre le travail de ces oeuvres dites inachevées car c'est là que leur expression est la plus vivante. Bravo pour cette retenue ! Achever un tableau n'est ce pas le tuer ?
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